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«... Le temps est l’un des objets les mieux partagés dans les sciences humaines et sociales [2].Il paraît toutefois peu probable d’obtenir un jour un consensus général sur sa définition car chaque discipline défend sa propre conception du temps : la longue durée pour l’histoire, les durées brèves pour la psychologie, les rythmes endogènes pour les chronosciences, les temporalités sociales pour la sociologie, etc. [3] Comme le remarquait déjà Georges Gurvitch, la diversité des approches témoigne de l’existence de temps multiples, souvent divergents et parfois contradictoires, dont l’unification même partielle, qui représente un défi pour la pensée, relève de la métacognition[4]. C’est pourquoi le pluralisme temporel, en tant que position épistémologique fondée sur le travail de particularisation des temps, s’occupe peu de la catégorie générique et abstraite du temps. Ce paradigme nous engage plutôt à étudier les temps sous-jacents mais bien réels qui organisent et spécifient les milieux de vie.
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L’identification de ces temps et l’analyse de leurs effets constituent un vaste programme. Pour l’entreprendre, il fallait un outil permettant de recenser et de commenter les résultats de la recherche sur ces questions. Il revient à William Grossin de l’avoir conçu sous la forme d’une « lettre transdisciplinaire de liaison entre chercheurs attachés à l’étude des temps en sciences humaines » qui a reçu le nom de Temporalistes. Ce néologisme avait été introduit en 1982 dans le vocabulaire scientifique pour désigner les auteurs dont les travaux étaient centrés sur les temporalités individuelles et sociales[5]. La naissance de ce bulletin en 1984 coïncidait avec la disparition de la superbe revue Temps Libre[6]. L’intention n’était pas de rivaliser avec l’image qu’avait laissée dans le public cette savante publication mais plutôt de tirer les enseignements de son échec commercial. La consultation qui fut lancée par William Grossin dans un premier cercle rassemblant une vingtaine de chercheurs, devait permettre de définir les orientations de Temporalistes[7]. Elle déboucha sur trois décisions qui ont fait l’originalité de la lettre et auxquelles sont toujours restés fidèles les coéditeurs [8]: un choix de présentation, de contenu et de diffusion. La composition, toujours soignée mais réalisée avec de modestes moyens, a quelquefois surpris par son minimalisme. A l’exemple d’autres supports du même genre comme le Bulletin du Groupe d’Étude des Rythmes Biologiques[9], le souci des responsables était moins de flatter l’œil que de transmettre, dans les plus brefs délais et sous une forme claire, l’information scientifique. Un reformatage a toutefois été opéré récemment dans le but d’améliorer la présentation[10]. En revanche, les contenus ont évolué très rapidement pour devenir de véritables articles rédigés par des spécialistes de chaque champ disciplinaire. Cependant, l’équipe rédactionnelle n’a jamais négligé la recherche vive. Elle l’a même soutenue constamment en accueillant avec bienveillance les productions des jeunes chercheurs qui se sont toujours vu offrir, après expertise de leurs textes, des conseils pour les remanier suivis le plus souvent d’une opportunité de publication. Enfin les aides financières obtenues par les coéditeurs [11] ont permis d’assurer, pendant toutes ces années, un service gratuit auprès des lecteurs. Ce principe n’a jamais été remis en cause même pendant les périodes difficiles car il présentait l’avantage de pouvoir répondre à une demande sans cesse croissante tout en évitant de faire la chasse aux abonnements. Ces trois choix ne sont sans doute pas étrangers à la longévité de Temporalistes. La collection comporte à ce jour 43 numéros dont 25 numéros thématiques, qui ont été publiés au rythme de deux à trois livraisons par an. Après seize années d’existence, il est permis de penser que la formule a fait ses preuves, assurant à la lettre de liaison une bonne visibilité dans la communauté scientifique comme en témoignent les relations entretenues avec les membres de l’ISST[12] et les éditeurs de la revue Time & Society[13] ...»
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Jean-Marc RAMOS
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[1]. Extrait de RAMOS J-M. (2000). Les années temporalistes : vers une science des temps ?, in G. de Terssac et D-G. Tremblay (s/d), Où va le temps de travail ? Toulouse, Octares Éditions, 259-269.
[2]. En sociologie, la première étude consistante sur le temps est signée par un historien : Hubert H. (1909), Étude sommaire de la représentation du temps dans la religion et la magie. Dans H. Hubert et M. Mauss (Eds), Mélanges d’histoire des religions. Paris, Alcan, p. 189-229. En psychologie, l’œuvre du passé qui est considérée comme la plus congruente avec les théories cognitivistes modernes est celle d’un philosophe sociologue du XIXe siècle : Guyau J. (1889), La genèse de l’idée de temps. Paris, Alcan. On peut faire le même constat d’interdisciplinarité pour les influences. Emile Durkheim s’est appuyé, pour sa théorie du temps total, sur les arguments philosophiques d’Emmanuel Kant ; Maurice Halbwachs qui avait reçu dans sa jeunesse l’enseignement d’Henri Bergson, remarquera, vers la fin de sa vie, que sa conception de la mémoire collective présentait quelque parenté avec celle du psychopathologue Pierre Janet. Quant à Georges Gurvitch, il calquera volontairement sa définition des temps sociaux sur celle de Jean Piaget, spécialiste de l’épistémologie génétique.
[3]. Le problème du principe unificateur se pose parfois au sein même de la discipline comme le soulignent Marc Richelle et Helga Lejeune pour la psychologie (1988, pp.103-104) : « Les psychologues spécialistes du temps, bien qu’occupés d’un seul de ses aspects, semblent aujourd’hui unanimes à s’interroger sur les liens possibles entre les différents niveaux. Ils partagent l’hypothèse, voire la conviction, d’un principe unificateur, ou d’une continuité qui conférerait à la multiplicité de leurs recherches sur les temps une cohérence dont pourrait un jour rendre compte une théorie générale du temps psychologique » (Le temps psychologique, Revue de l’Université de Bruxelles, 1-2, 103-115).
[4]. Il existe au moins deux propositions en faveur d’un principe unificateur transdisciplinaire. La première consiste à rechercher des traits invariants de la notion de temps dans les représentations culturelles : Barreau H. (1999), Les invariants naturels et culturels de la représentation du temps face à la mondialisation. Communication présentée au Symposiun ISST - AFAS : Temps et mondialisation. Paris, le 5 novembre ; cette hypothèse apparaissait déjà dans un ouvrage collectif plus ancien : Ricoeur P. (1975), Les cultures et le temps. Paris, Payot. La seconde lui donne la forme d’un modèle organisateur reflétant différents niveaux de conscience du temps ; c’est « la théorie hiérarchique du temps » qui a été développée dans plusieurs ouvrages par le fondateur de l’International Society for the Study of Time : Fraser J.T. (1990), Of Time, Passion and Knowledge. Princeton : University Press.
[5]. Voir notre thèse p.75 : Ramos J-M. (1982), La notion de temps en psychologie sociale. Lille, Université de Lille III.
[6]. Cette revue transdisciplinaire était publiée par l’association Temps Libre et l’éditeur Denoël. Lancée en 1981, elle n’a connu que 14 numéros dont la qualité et l’iconographie furent toujours remarquables. Elle affichait une devise empruntée à Bergson : « Le temps est une invention ou il n’est rien ». Parmi les membres du comité scientifique, figuraient les noms d’Hélène Ahrweiler, Philippe Ariès, Jacques Le Goff, Henri Mendras et Michel Serres.
[7. Le « groupe des 20 » fut par la suite remplacé par un Comité-conseil dont les membres actuels sont : Pr. Jean Chesneaux (Paris), Dr. Adolfo Fernandez-Zoïla (Gentilly), Pr. Blanka Filipcova (Prague), Pr. Giovanni Gasparini (Milan), Pr. William Grossin (Nancy), Pr. Linda Hantrais (Loughborough), Dr. Jean-Marc Ramos (Montpellier), Dr. Nicole Samuel (Sceaux), Pr. Lorraine Savoie-Zajc (Hull), Pr. Roger Sue (Caen).
[8]. Les trois chercheurs qui ont successivement assisté William Grossin dans sa tâche sont Nicole Samuel (de 1984 à 1991 : n°1 au n°17), Roger Sue (de 1991 à 1993 : n°18 au n°25) et Jean-Marc Ramos (de 1994 à 1999 : du n°26 au n°40).
[9]. Publication trimestrielle éditée par le Groupe d’Étude des Rythmes Biologiques de la Société francophone de Chronobiologie. Le rédacteur du Bulletin était, jusqu’à une date récente, Lucien Baillaud de l’Université Blaise Pascal à Clermont-Ferrand.
[10]. Elle est due au soin de Jean-Pierre Gomes (Université Paul Valéry de Montpellier).
[11]. Temporalistes a toujours été publié avec le concours d’une institution ou d’un laboratoire de recherche : l’IRESCO-CNRS pour la première période (Nicole Samuel), l’équipe « Temps sociaux et Éducation permanente » de Paris V pour la deuxième (Roger Sue) et enfin l’Institut de Recherches Sociologiques et Anthropologiques de Montpellier III pour la troisième (Jean-Marc Ramos).
[12]. L’International Society for the Study of Time, fondée en 1966 par Julius T. Fraser, est « une organisation professionnelle de scientifiques et d’humanistes qui veulent explorer la notion et l’expérience du temps, ainsi que le rôle joué par le temps dans le monde physique, organique, intellectuel et social ». Cette société organise tous les trois ans un colloque international. Elle publie également, depuis 1974 et de manière apériodique, une lettre intitulée Time’s News. La présidence actuelle est assurée par un scientifique français : Rémy Lestienne.
[13]. C'est la revue de référence pour les études interdisciplinaires sur le temps. Elle a été fondée en 1992 par Barbara Adam. Ses éditeurs actuels sont le géographe Mike Crang et la sociologue Carmen Leccardi. Elle est publiée chez Sage.
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(1.ª edição no blogue por mt a 19/08/2007)
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